Dragonnerie – 8. Volant vers le levant (1/4)

Vanis avait couru à s’en déchirer les poumons. Se pensant poursuivi par un dragon, il n’avait osé ralentir le rythme qu’en milieu de journée, après avoir fuit toute la matinée. Ce n’était pas n’importe quel dragon sanguinaire à ses trousses, après tout. Mais un dragon sanguinaire très certainement persuadé qu’on lui avait volé puis tué sa princesse.

En effet, vu l’état dans lequel Vanis l’avait retrouvée en bas de la falaise d’où elle avait chuté, celle-ci n’avait dû guère survivre plus de quelques minutes. Les os brisés sur les rochers, son sang s’était déversé à une vitesse alarmante dans le torrent courant au fond de la gorge rocheuse, si bien que la montagne elle-même paraissait avoir été blessée.

Un détail assez troublant – mais que Vanis mettait sur le compte du choc et de la rapidité des évènements –, il lui semblait avoir vu une écaille sur le front de la princesse mourante. Cela avait-il été un reflet du jour levant ou la fatigue lui jouant des tours ? Toujours était-il que quand le dragon – qui était lui bel et bien couvert d’écailles – surgit dans la crevasse, Vanis avait porté toute son attention sur ses pieds afin qu’ils courussent au plus vite et tout cela sans s’emmêler.

Dans sa frénésie galopante, il traversa sans distinction buissons de ronces, bourbiers infects ou falaises abruptes qu’il aurait habituellement pris le temps et la précaution de contourner. Mais fait étonnant, ses tabous semblaient tomber en cas de poursuite draconique.

Cela n’avait bien entendu contribué qu’à le perdre davantage. Il ne l’avouait jamais en public – trop fier et vaniteux pour cela – mais son pouvoir était une vraie tare. Il était pour ainsi dire impossible à exploiter. Le dernier exemple flagrant était la rencontre avec cette princesse échappée qu’il n’avait guère pu aider. Au lieu de lui indiquer le bon chemin comme l’aurait fait tout personnage héroïque, il l’avait mené vers sa mort.

Son père avait été un bien plus grand défalsificateur de destinée. Il ne se contentait pas de confirmer ou infirmer une destination lorsqu’on lui pointait une direction, mais il sentait également instinctivement entre quelle fourchette de points cardinaux il fallait porter la recherche. Ah quelle fierté Vanis aurait ressenti s’il avait pu annoncer à la question de la princesse, « château de Verteroche », un approprié et savant « entre ouest et ouest-sud-ouest ». Certaines légendes parlaient même de grands maîtres défalsificateurs qui pouvaient rétrécir encore d’un cran leur précision. Mais l’utopique ouest-quart-sud-ouest ne tenait que du rêve éveillé. Quelle douce sonorité et rythme envoûtant dans cette locution !

Mais tout ce qu’il avait pu répondre à la princesse était un piteux « Ce n’est pas par là ! », puisqu’en effet ce n’était guère la bonne direction.

Et s’il y réfléchissait bien, il ne lui était arrivé qu’une fois dans sa courte vie d’énoncer la si précieuse et attendue phrase : « C’est en effet bien par là ! ». Manque de chance, ce n’était qu’un ivrogne notoire voulant s’assurer que l’établissement en face de lui était bien la taverne locale. D’évidence, ce dernier n’y voyait plus clair et n’en était certainement pas à son premier verre de la journée.

Vanis avait fini par réaliser que le dragon ne le poursuivait pas – ou plus – et que son estomac criait famine. Heureusement, à force de se perdre, il savait où et comment trouver de quoi manger. L’eau potable, quant à elle, était omniprésente dans cette forêt. Quelques racines guère sapides, des baies trop vertes ou trop mûres et quelques moules d’eau douce crues composèrent son menu du jour. Pour ajouter encore un semblant de viande à son régime alimentaire, Vanis se força à avaler un ver de terre, rincé auparavant à l’eau claire.

Ces rudiments de techniques de survie lui avaient été enseignés par son père, quand vint l’âge où les lourdes responsabilités de ses pouvoirs de défalsificateur de destinée s’étaient imposées à lui. Aussi savait-il parfaitement allumer des feus, mais il préférait économiser du temps en mangeant froid. Dès qu’il serait sûr d’avoir un abri pour la nuit, il pourrait s’autoriser le luxe d’un foyer et donc d’eau et de nourriture chaudes.

Après avoir cheminé jusqu’au sommet d’une petite montagne, il repéra une grotte à flanc de falaise qui pourrait convenir. Un ruisseau coulait même non loin de son entrée, ce ne pouvait guère mieux tomber. Ce fut perclus de fatigue et d’émotions fortes que Vanis franchit le seuil de la caverne dont il avait bien mérité le confortable abri. Mais il trouva malgré tout la force d’en fuir à toutes jambes quand un ours des cavernes en jaillit l’écume aux lèvres pour défendre son territoire rocheux. De tels ours géants pouvaient arracher un arbre de terre d’un simple coup de patte, aussi Vanis ne minimisa-t-il point ses efforts afin d’agrandir la distance entre lui et l’animal courroucé.

Il passa la majeure partie de sa nuit à courir, dormant quelques instants adossé à un arbre avant de fuir les griffes ou crocs d’une nouvelle créature bien décidée à intégrer le défalsificateur à son régime alimentaire. Les rayons du soleil le réveillèrent au petit matin, alors qu’il n’avait somnolé guère plus de cinq minutes. Vanis n’avait jamais pu dormir en plein jour, à moins d’être complètement isolé de la lumière du jour, d’où son attrait pour les cavernes.

Incapable de retrouver le sommeil, il ne put donc que reprendre sa quête. La quête du chemin qu’il avait perdu depuis qu’il avait pénétré en cette forêt ou du moins la quête d’un endroit sombre où il pourrait dormir sereinement sans qu’on l’interrompît.

Au fil des courses-poursuites et des aliments qu’il put glaner ça et là, il parvint derechef face à une grotte.  Des ossements divers jonchaient le sol tout autour de l’entrée, mais Vanis ne rêvait que d’une chose : fermer ses paupières et sombrer dans l’inconscience. Une telle migraine lui martelait la tête qu’il était prêt à mourir ici, dévoré par la première bête sanguinaire osant se présenter.

Ce fut avec joie qu’il vit son ombre se mêler à celles de la caverne. Dès qu’il dut forcer pour y voir clair, il s’effondra, s’abandonnant sans réserve à ces ténèbres accueillantes et confortables.

– – –

Il avait fallu rester trois jours entiers au château de Verteroche. Trois jours de tergiversation, de débats passionnés pour que chacun exposât son point de vue de prime importance sur ce sujet crucial.

La princesse Scarlett était arrivée à point nommé pour la délibération de la particule qui serait donnée à son frère Gontran pour son quinzième anniversaire. En effet, quinze ans était l’âge charnière du passage à la vie adulte pour les hommes. Les femmes n’obtenaient un nom composé qu’au jour de leur mariage. Cette coutume particulière aux contrées de Pyrhélie valait leur nom si richement originaux et articulés à leurs habitants.

Mais un tel choix de particule ne pouvait se faire à la légère. Il finissait de composer et figer la personnalité d’un prénom. C’était un signe de maturité et de sérieux ponctuant la fin de l’enfance. Aussi, son attribution était-elle décisive dans la vie d’un noble. Et il fallait avouer que le prince Gontran n’avait pas à l’origine un prénom facile à associer.

Pendant ces trois jours, la famille royale de Verteroche avait été dans un état de panique extrême. Pensez donc ! On ne disposait d’à peine un peu plus de deux mois avant l’anniversaire du prince et il restait – après le choix de la particule – à préparer l’ensemble de la cérémonie d’anniversaire. De nombreux poèmes et odes devraient être écrits avec le nouveau prénom composé ; des invitations seraient envoyées ; des provisions de nourritures et boissons devraient être faites en prévision des débauches gustatives.

Différents courants d’opinions avaient dû s’affronter : préfixation contre suffixation, puis le choix même de la particule qu’il fallait mettre en accord avec  la tendance du moment quant à sa position. Le premier penchant fut pour Edgard-Gontran qui fut jugé trop commun. Il évolua en un Gontran-Maximilien que l’on oublia, car trop pompeux. D’autres compositions moins glorieuses encore se succédèrent puis la décision finale fût arrêtée. Ce serait Gontran-Frédolin ! Cela satisfit tout le monde dont l’état de fatigue, tant physique que moral, était extrême.

Jamais Asphyx n’avait imaginé qu’on pût ergoter à ce point sur un prénom. Les rampants avaient de bien farfelues traditions. Accorder tant d’importance à un assemblage de lettres si insignifiantes frôlait la stupidité. Si encore ces boitants bipèdes avaient des siècles d’espérance de vie comme les dragons, c’eût pu être défendable, mais gâcher trois jours si futilement… Même un orque ne pouvait faire montre d’un pareil manque de discernement ou d’une telle irresponsabilité ! C’était pour dire, après ces trois jours, Asphyx voyait les orques ou les trolls comme des êtres pragmatiques et raisonnables comparés aux humains !

La rancœur refoulée qu’il avait accumulée autour de ce Gontran était telle qu’il hésitait réellement à venir à cet anniversaire où il avait naturellement été invité. Un banquet laissant rêveur tout dragon normalement constitué y serait très certainement dressé, mais pour rien au monde il ne voulait raviver la torture qu’il avait subie en ces trois simples jours. Outre la date de naissance d’un dénommé Gontran-Frédolin de Verteroche, le trente-deux vendémiaire serait dorénavant associée dans la mémoire du dragon à un dégoût profond et amer.

Il s’était envolé hors du château avec une légèreté, une liberté et une joie comme jamais ressenties. Il avait dû vite freiner son enthousiasme puisque la princesse n’avait pas son expérience aérienne et il aurait vite risqué de la semer.

Asphyx avait daigné transporter Tao sur son dos. Le dragon était en parti responsable de son état actuel, à la manière d’un géniteur. Il ne pouvait donc l’agripper entre ses griffes comme il l’aurait fait d’une vulgaire proie. Asphyx et Scarlett avaient décidé d’accompagner l’ancien sorcier en Gyorésie pour rencontrer son maître Shenlong. Il en savait bien plus que Tao en matière de magie et pourrait certainement l’aider à guérir ou contrôler son état. Les deux dragons avaient de leur côté de nombreuses questions à lui poser à propos de leurs nouveaux pouvoirs.

A bien y repenser, le séjour au royaume de Verteroche n’avait pas été si désagréable que cela, si l’on faisait l’impasse sur la délibération du nouveau prénom de Gontran. Les mets qu’on leur avait servi étaient tous plus délicieux les uns que les autres ; Asphyx avait eu bien plus que son content de sommeil journalier, lové autour d’un pilier sous les arches du château.

Scarlett avait eu quelques difficultés à trouver un lit qui supportât son poids. Elle avait insisté pour s’endormir sous sa forme humaine. Mais une fois qu’on dénicha un sommier qui ne se brisait pas dès qu’elle s’y allongeait et qu’elle y trouva le sommeil, elle reprit instantanément sa forme draconique. Tous les meubles de la pièce finirent en copeaux de bois et la princesse, coincée inconfortablement entre des murs trop étroits pour ses dimensions de dragonne, eût beaucoup de mal à trouver la concentration nécessaire, mais finit par reprendre ses traits d’humaine. Elle dut donc adopter la même solution qu’Asphyx et dormir à la belle étoile, dans la cour du château. Or comme elle méritait le « confort dû à son rang », l’on disposa, pour son ventre « écailleux mais sensible », un tapis de foin et une bâche tendue à la hâte pour la protéger des rayons du soleil qui ne manqueraient pas d’écourter son repos princier.

Dès le lendemain, elle avait rendu visite à Blarde, sa fée marraine, et avait fait son possible pour la convaincre que tout allait bien pour elle. Comme elle pouvait le voir, elle n’était pas kidnappée – contrairement aux viles rumeurs qui pouvaient circuler –, on ne l’avait pas maltraitée et elle avait mangé équilibré tout ce temps sans faire d’écart !

La fée était sortie de sa dépression allant jusqu’à afficher une fierté non contenue quant à la force de caractère de la princesse à quiconque osait lui accorder un simple regard. Les résidents du château en étaient vite arrivés à regretter que Blarde surpassât si facilement son accoutumance aux pollens psychotropes. Au moins, quand elle consacrait son temps à sa dépendance, elle n’ennuyait personne.

Tao, quant à lui, avait travaillé avec Moana pour en apprendre plus sur son nouvel état. Même avec leurs deux pouvoirs conjugués, ils n’apprirent que peu de chose. Il pouvait toujours contrôler aux cinq éléments avec sa magie, avec peut-être une facilité nouvelle pour le feu. Et comme il le savait déjà, il pouvait adopter à peu près n’importe quelle forme pour peu qu’il se concentrât.

Eléloïm, enfin, n’avait pas quitté les sous-sols du château où il avait mené, en compagnie des scientifiques roquenvertois, moult expériences sur Urgaroth, le dragon déchu.

Dans l’empressement du départ, ni Asphyx ni Scarlett n’avait pris le temps de manger quoi que ce fût. Aussi, s’arrêtèrent-ils à la première clairière où quelques animaux paissaient, encore inconscients de leur futur qui s’annonçait sanglant.

Le troupeau de liépocéros sursauta, tout comme le sol, quand les dragons atterrirent lourdement sur l’herbe souple. Ces derniers s’étaient déjà saisi chacun d’un de ces gros lièvres cornus qui firent le voyage des mâchoires écailleuses à leur gosier en un battement de cœur. Ces lagomorphes géants avaient beau pouvoir se protéger de la plupart des grands prédateurs grâce à leurs multiples cornes, un dragon restait un dragon.

Ils n’essayèrent même pas de faire front. Le troupeau se dispersa en plusieurs petits groupes qui tentèrent de gagner le couvert de la forêt. Ces lièvres-là n’avaient jamais eu recours à des terriers de par leur taille. Quand leurs petits venaient au monde – déjà aptes à bondir – ils les protégeaient en maintenant un cercle d’adultes toujours autour d’eux.

Scarlett prit un des groupes en chasse. Elle n’avait pas encore eu son content de viande rouge et la chair de liépocéros s’accommodait bien à son fin palais.

Elle venait de refermer les crocs sur son second repas quand un autre bruit de mâchoires claqua dans l’air, celui-ci métallique. Un piège aux dents d’acier venait de se refermer sur une patte arrière de la princesse, lui arrachant un cri où douleur, surprise et frustration se mêlaient. Comment osait-on lui retirer si infamant le gigot de la bouche ?

Une nuée de petits êtres sembla jaillir du sol de toute part, dans un bruissement de rugissements aigus digne d’une horde de musaraignes. Or il ne s’agissait-là ni de petits insectivores ni de quelque rongeur prêt à occire le premier brin d’herbe venu sans une once de pitié chlorophyllienne, mais bien d’une tribu de nains disposée aux pires atrocités.

Le peuple nain était fort réputé pour leurs pièges ingénieux ou leurs alliages métalliques presque indestructibles. Quoiqu’également pour leurs dimensions de rognure d’ongle et leur barbe luminescente, mais cela n’impressionnait qu’eux.

Les marteaux de guerres et autres armes de destruction infime sifflèrent dans l’air, déterminés à broyer de l’écaille, quand un vacarme flamboyant s’abattit sur la clairière. Qu’on s’en prît à Sa Princesse, Asphyx ne pouvait le tolérer !

Beaucoup disparurent par la multitude d’étroites galeries d’où ils avaient mené l’embuscade, les flammes léchant leurs talons, mais une majorité resta figée devant l’imminence de leur mort. Qu’on résistât à leurs terrifiants cris de guerre et à leurs armes imparables défiait la raison nanesque. Il fallait bien avouer que peu encore avait rencontré de dragons. Mais moins encore avait survécu à la rencontre. Enfin aucun.

Une aile d’un blanc tranchant se tendit face aux bourrasques enflammées avant qu’elles ne fondissent sur ces micro-rampants.

– Ma mie, voyons, quelle folie vous prend ? rugit Asphyx.

Un acte si dénué de sens étouffa chez Asphyx toute velléité pyromane. L’aile de Scarlett avait parfaitement encaissé le choc – la magie du dragon l’ayant métamorphosée, elle en était grandement immunisée –, mais imaginer qu’il eut pu l’égratigner, même involontairement, le mettait à l’agonie.

Le reste des nains en avait profité pour se mettre en lieu sûr. Espéraient-ils fuir ou préparer une nouvelle attaque ? Toujours était-il que ce déluge de feu les avait refroidis dans leur élan guerrier.

– A quoi pensiez-vous ? Ils vous ont gravement blessée et maintenant tous ont fui ! protesta le dragon.

– Gravement blessée, n’exagérons rien !

Et la princesse de briser le piège en deux, arrachant d’un geste vif les mâchoires métalliques l’une de l’autre.

– Il n’est nulle écorchure que vous ne puissiez me soigner, mon cher Asphyx.

Elle se tourna pour qu’il pût user de sa magie sur la blessure, tout en gardant l’œil ouvert contre une éventuelle riposte naine.

– Imaginez que nous nous soyons attaqués à leur troupeau de bétail ou que nous ayons pénétré sur leur territoire. Qu’auriez-vous fait si de monstrueux intrus avaient surgi dans votre antre ?

– Mais, Ma Princesse, ce ne sont que des nains ! Ils ne méritent pas votre clémence. S’ils sont laissés à eux-mêmes, ils se multiplient jusqu’à la déraison. Ils sont de dangereux nuisibles !

Ce disant, il avait fini de la soigner. Il lui lâcha la patte avant de poursuivre :

– Il m’a été conté dans ma jeunesse l’histoire d’un antre qui s’est effondré sur un dragon pendant son sommeil. Figurez-vous que des nains en avaient rongé les parois, jusque dans les profondeurs de la montagne même. Ce fut la mort d’un cracheur de feu redoutable.

Depuis l’apparition puis disparition des petits êtres, Tao avait semblé absorbé à quelque mystérieuse pensée et avait manifesté une intense passivité.

– Les nains sont un peu les termites des dragons, ironisa Scarlett.

Sur ces paroles pleines de perspective, un murmure jailli de sous terre les fit tout trois sursauter. En vérité, si on y prêtait entière attention, il s’agissait d’un nain hurlant un flot d’incompréhensibles inepties. Les deux dragons eurent beau joindre leur puissance linguistique, rien n’y fit, ce charabia était bien indéchiffrable.

Et le nain de poursuivre ses éructations dialectiques avec force gesticulations. Un moineau enragé n’aurait pu donner meilleure impression de sauvagerie miniature.

– Je… Je crois… Il me semble que je le comprends, se risqua Tao.

– Oh ? s’étonna Asphyx. Et que peut bien nous couiner cette rognure de gravier ?

– Eh bien, se concentra le sorcier, il souhaiterait connaître nos intentions. Il ne s’explique pas pourquoi un dragon, Scarlett, ait protégé la vie des leurs. Qu’un humain soit à vos côtés – il parle de moi – et non pas au fond de vos estomacs lui parait inconcevable.

Tao entretenait visiblement une certaine fierté à être reconnu en tant qu’humain, même par de telles miniatures de sous-herbe.

– Et te sens-tu capable de leur répondre ? Si on peut éviter un massacre inutile, j’aimerais tout autant, gronda la princesse.

Cette manie qu’avaient les dragons de réduire le premier problème venu en cendre avait le don d’agacer Scarlett. Au lieu de jouer de leur supériorité physique et mentale pour dénouer les tensions, partager les savoirs entre les peuples ou construire un monde meilleur sans cette violence sanguinaire et ces enlèvements de princesse intempestifs !

Tao se concentra un court instant, appelant ses ressources inconnues de lui-même. Puis en hésitant entre chaque mot, il produisit quelques phrases brèves d’une incompréhensibilité approchante. Le nain, quant à lui, parut très enthousiaste et se lança dans une discussion fort nébuleuse avec Tao.

Asphyx et Scarlett, interdits, fixaient les deux interlocuteurs, attendant qu’on leur livrât quelque sens de cette situation incongrue. Le sorcier lut le total désarroi sur leur face écailleuse et tenta de les délivrer de leur souffrance :

– Ce nain fort sympathique, Monstro le Titanesque, pensait que nous étions venus dévaster leur troupeau de liépocéros. Je l’ai rassuré en lui expliquant que nous ne faisions que passer et que nous ne tuerions plus d’autres animaux.

Les deux dragons se contentaient d’opiner pour que Tao ne se sentît pas coupé et enchaînât librement :

– Leurs pièges sont réglés pour se déclencher au passage de très lourds animaux. Ainsi leurs lièvres géants peuvent trotter dessus sans danger et dès qu’un prédateur – tel que vous Scarlett – y pose le pied, les mâchoires d’acier se referment.

La princesse s’était retenue à grand mal quand le sorcier avait fait référence à son poids. Mais la coquetterie de la jeune dragonne n’avait d’égale que sa curiosité.

– J’y ai un peu réfléchi, poursuivit Tao, et il me semble qu’Asphyx a dévoré un nain après m’avoir englouti ?

– Tais-toi donc rampant ! Son marteau coincé entre mes dents m’a privé de repas décent pendant cinq jours ! ne put s’empêcher de commenter celui-ci.

– Donc je suppose que son corps s’est mêlé magiquement au mien lors de mon séjour dans votre estomac. Cela m’aura donné, pour le moment, la capacité de parler le nanique.

D’autres nains étaient sortis de terre pour s’agglutiner autour de leur chef qui avait mené la discussion jusqu’alors.

– Encore un survivant à mon acide gastrique ? Cela commence à faire !

– Au moins, mon très cher Asphyx, soyez heureux de ne pas avoir avalé ce George-Jean de Preuxlieu. Je suis sûre que le mélange aurait été des plus déplaisants ! Il aurait pu continuer à espérer ma main dans sa seconde vie !

– Tout va bien Ma Princesse, le vilain chevalier dort dans ses cendres. Jamais il n’aura votre douce main écailleuse !

Tao ignora ce dialogue navrant et se mit à genoux pour mieux converser avec ses nouveaux amis. Un joyeux brouhaha couvrit peu à peu le rocailleux grondement des deux dragons. Ceux-ci s’aperçurent qu’ils étaient complètement ignorés. Ils firent donc silence. Silence que Tao brisa dans une langue compréhensible, à leur grand soulagement :

– Je vous rejoindrai demain matin, Asphyx, si cela ne vous dérange point ? Je connais le chemin de votre antre à présent et j’aimerais pouvoir en apprendre plus de leur peuple. Ils ont l’air si intéressant ! Je n’aurais pas imaginé que…

– D’accord ! coupa Asphyx qui visiblement ne voulait guère en savoir plus sur ces manieurs de marteau de malheur. Nous t’attendrons, n’aie crainte ! J’ai quelques préparatifs à effectuer avant de partir pour ton pays, mais ne tarde pas trop.

Et Scarlett d’opiner à son tour pour confirmer qu’ils l’attendraient bien :

– Et sois prudent, Tao, on ne connait que peu de leurs habitudes.

– N’oubliez pas que je suis un sorcier. Et un sorcier nanti des pouvoirs d’un dragon, qui plus est !

– Tu n’en as qu’une maigre partie, vain rampant ! rectifia Asphyx. Aussi, ne te laisse pas grignoter par cette vermine grouillante.

– Ils ne me semblent ni affamés ni hostiles à mon endroit. Et si jamais il leur prend la singulière idée de mordre, je leur expliquerai en détail mes origines excrémentielles.

Sur ces bonnes paroles, Tao se concentra un instant et, devant les yeux ébahis des nains, son corps ondula puis fondit en une myriade de petits êtres, semblables en apparence au sorcier métamorphe. Le sol semblait onduler de mini-rampants. S’il voulait les suivre dans leur habitation souterraine, il devait s’adapter, même si son contrôle de transformation corporelle n’était encore qu’approximatif.

Scarlett et Asphyx avaient déjà combattu le mage, il le savait très dur à cuire, même au feu de dragon. Ils s’envolèrent après l’avoir salué d’un hochement respectueux. Enfin ils saluèrent vaguement le point central de cette nuée morcelée de Tao.

Ils cueillirent en chemin une paire de boucquetzals qui broutaient insouciamment la canopée. La forêt épousait la forme du relief et montait en vagues croissantes vers le sommet des Akhantes. La survoler dans la chaleur croissante de cette matinée était un pur délice.

Quand le soleil fut à son zénith, Asphyx posa la patte sur le seuil de son antre, satisfait de retrouver sa demeure de roche. Il la quitterait dès le lendemain, mais cette fois-ci, il comptait bien la protéger contre toute intrusion étrangère. Tout semblait identique à ce qu’il avait laissé derrière lui. Les bêtes sauvages se précipitaient généralement sur les cavernes sans résidant. Mais l’odeur de dragon décourageait les plus redoutables prédateurs et les créatures les plus décervelées de s’y installer. Ceux qui s’y risquaient malgré tout finissaient dévorés ou incinérés.

Scarlett se posa à ses côtés peu de temps après. Elle n’avait pas jugé utile de précipiter autant son vol. Fendre les cieux était encore nouveau pour elle, aussi profitait-elle pleinement à chaque fois de cette expérience grisante. Se laisser porter sans effort par les courants chauds ascendants puis piquer vers la cime des arbres qu’elle frôlait était, pour l’heure, son jeu favori. Tout l’enivrait : le sifflement du vent à ses oreilles, l’horizon et la perspective agrandis, l’onctuosité de l’air humide coulant sur sa peau squameuse et ses muscles ondulant souplement avec les mouvements du vent.

Voyant Sa Princesse absorbée en contemplation céleste, il s’approcha et lova son cou au sien, frottant tendrement ses écailles aux siennes. Celle-ci répondit au mouvement lascif du dragon et s’enquit de son humeur :

– Tout va pour le mieux ? L’antre de monsieur est-il propre et quiet ?

– Nul importun à l’horizon, gronda-t-il doucement. Rien que nous deux.

Malgré elle, Scarlett émit également ce son proche du ronronnement qui entra en résonnance avec celui d’Asphyx. N’importe qui passant par-là aurait jugé qu’il s’agissait d’un insupportable roulement de graviers, mais il avait sur les deux colosses reptiliens un effet envoûtant et extatique.

Ne pouvant supporter plus longtemps de tels bouillonnements d’émotions, ils se dressèrent ensemble face à l’astre du jour et déversèrent un geyser de flammes mêlées, rugissant par-là même leur commun ravissement.

Peu habituée aux émois draconiques, la princesse s’était laissée porter par la douce radiance du soleil, l’euphorie du vol et quelques phéromones insidieuses. La liberté que lui apportait sa nouvelle apparence lui faisait l’effet de ces potions miracles qui malheureusement apportaient des dépendances.

D’une légère inclinaison du cou, Asphyx la mena vers l’intérieur de la grotte, où ils disparurent. De nouveaux grondements retentirent, faisant vibrer les dernières stalactites perchées sur le bord de la falaise. Puis de lourds chocs les firent finalement choir. Et l’intérieur de la caverne de s’éclairer par intermittence au rythme des deux souffles ignées.

Les ossements présents sur le seuil de l’antre frémirent encore quelques trop longs instants au goût des animaux alentours qui gardaient un silence craintif et respectueux. Les amours draconiques étaient synonymes de cataclysmes pour l’ensemble du règne animal.

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